Voltaire vs Rousseau : Deux Lumières, Deux Philosophies
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Voltaire vs Rousseau : Deux Lumières, Deux Philosophies

Par Historic Figures
17 min de lecture

Deux géants des Lumières qui se sont détestés. Découvrez comment Voltaire et Rousseau ont façonné la pensée moderne, leurs idées opposées sur l'homme et la société, et pourquoi leur querelle résonne encore aujourd'hui.

Voltaire vs Rousseau : Deux Lumières, Deux Philosophies

“J’ai reçu, Monsieur, votre nouveau livre contre le genre humain. On n’a jamais employé tant d’esprit à vouloir nous rendre bêtes ; il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage.”

Cette lettre de Voltaire à Rousseau, en 1755, résume parfaitement leur relation : un mélange d’admiration réticente et de mépris cinglant. Ces deux hommes, les plus grands philosophes des Lumières françaises, se sont détestés avec une passion qui n’avait d’égale que leur génie.

Voltaire (1694-1778) et Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) ont vécu à la même époque, fréquenté les mêmes salons, combattu les mêmes ennemis. Mais ils représentaient deux visions radicalement opposées de l’homme et de la société. Leur querelle n’était pas personnelle - c’était un conflit d’idées qui continue de façonner notre monde.

Deux Vies, Deux Destins

Voltaire : Le Prince des Lumières

François-Marie Arouet - il ne prit le nom de Voltaire qu’à 24 ans - naquit en 1694 dans une famille de la bourgeoisie parisienne aisée. Son père était notaire, sa famille bien établie. Il grandit dans le confort, fréquenta les meilleurs collèges jésuites, et montra très tôt un talent exceptionnel pour les lettres.

À 20 ans, il était déjà célèbre comme poète et dramaturge. À 30 ans, ses tragédies rivalisaient avec celles de Corneille et Racine. À 40 ans, il était l’écrivain le plus célèbre d’Europe. Les rois et les reines se disputaient sa présence, les éditeurs s’arrachaient ses manuscrits, ses bons mots faisaient le tour des salons.

Mais cette gloire avait un prix. Voltaire fut embastillé deux fois pour ses écrits satiriques, exilé en Angleterre pendant trois ans, chassé de Paris à plusieurs reprises. Il apprit très tôt que les puissants n’aiment pas qu’on se moque d’eux - mais il ne put jamais s’en empêcher.

Son séjour en Angleterre (1726-1729) fut décisif. Il y découvrit une société plus libre, plus tolérante, où un Newton pouvait être enterré à Westminster et un Locke respecté comme philosophe. Il en revint avec les Lettres philosophiques, un éloge de l’Angleterre qui était aussi une critique dévastatrice de la France. Le livre fut brûlé par le bourreau.

Voltaire passa sa vie à naviguer entre la gloire et la disgrâce, entre les cours royales et les refuges frontaliers. Il finit par s’installer à Ferney, près de Genève, d’où il pouvait fuir en Suisse si les autorités françaises le menaçaient. De là, il inonda l’Europe de pamphlets, de tragédies, de contes philosophiques, de lettres - une production stupéfiante qui remplit des dizaines de volumes.

Rousseau : L’Outsider Tourmenté

Jean-Jacques Rousseau naquit en 1712 à Genève, dans une famille d’horlogers protestants. Sa mère mourut en lui donnant naissance - une culpabilité qu’il porta toute sa vie. Son père, instable et violent, l’abandonna à 10 ans. Rousseau fut élevé par des oncles, mis en apprentissage chez un graveur brutal, et s’enfuit à 16 ans.

Sa jeunesse fut une errance. Il vécut de petits métiers, se convertit au catholicisme (puis revint au protestantisme), devint le protégé et l’amant de Madame de Warens, une femme plus âgée qui l’initia à la culture. Il apprit la musique en autodidacte, lut tout ce qu’il pouvait trouver, et développa une sensibilité exacerbée qui ne le quitta jamais.

À 30 ans, Rousseau arriva à Paris sans argent, sans relations, sans diplômes. Il survécut en copiant de la musique, en donnant des leçons, en écrivant des articles. Il fréquenta les philosophes - Diderot, d’Alembert, Condillac - mais ne se sentit jamais vraiment des leurs. Il était trop pauvre, trop mal dégrossi, trop émotif.

Sa célébrité arriva d’un coup, en 1750. L’Académie de Dijon avait proposé un sujet de concours : “Le progrès des sciences et des arts a-t-il contribué à corrompre ou à épurer les mœurs ?” Tous les philosophes répondraient évidemment que oui, le progrès est bon. Rousseau répondit non - et gagna le prix.

Ce Discours sur les sciences et les arts fit scandale. Rousseau soutenait que la civilisation nous avait corrompus, que l’homme naturel était bon, que le progrès était une illusion. C’était une attaque frontale contre tout ce que les Lumières représentaient. Et c’était le début de sa guerre avec Voltaire.

Leurs Philosophies : Deux Visions de l’Homme

Voltaire : Le Progrès par la Raison

Voltaire croyait au progrès. L’humanité avançait, lentement mais sûrement, de la barbarie vers la civilisation. Les sciences découvraient les lois de la nature, la philosophie dissipait les superstitions, le commerce adoucissait les mœurs. L’avenir serait meilleur que le passé.

Le moteur de ce progrès était la raison. Pour Voltaire, les maux de l’humanité venaient de l’ignorance, du fanatisme, de la superstition. La solution était l’éducation, la diffusion des Lumières, la lutte contre les préjugés. “Écrasez l’infâme !” répétait-il - l’infâme étant l’intolérance religieuse.

Voltaire n’était pas naïf. Il savait que le mal existait, que l’injustice était partout, que les puissants écrasaient les faibles. Candide, son chef-d’œuvre, est une satire féroce de l’optimisme béat. Mais il croyait qu’on pouvait améliorer les choses, pas à pas, réforme après réforme.

Sa philosophie était pratique, concrète. Il ne construisait pas de systèmes abstraits - il combattait des injustices précises. L’affaire Calas (un protestant exécuté injustement), l’affaire du chevalier de La Barre (un jeune homme torturé pour blasphème), l’affaire Sirven… Voltaire se battit pour réhabiliter les victimes de l’intolérance, utilisant sa plume comme une arme.

“Il faut cultiver notre jardin”, conclut Candide. Pour Voltaire, cela signifiait : cessons les spéculations métaphysiques, travaillons à améliorer notre monde ici et maintenant.

Rousseau : Le Retour à la Nature

Rousseau croyait exactement le contraire. L’homme naît bon, disait-il, c’est la société qui le corrompt. Le “bon sauvage” vivant dans l’état de nature était libre, heureux, vertueux. La civilisation l’avait enchaîné, rendu malheureux, vicieux.

“L’homme est né libre, et partout il est dans les fers.” Cette phrase célèbre du Contrat social résume sa pensée. Les institutions sociales - la propriété, les lois, les gouvernements - n’étaient pas des progrès, mais des instruments d’oppression. Elles avaient créé l’inégalité, la servitude, le malheur.

La solution de Rousseau n’était pas de revenir à l’état de nature - il savait que c’était impossible. Elle était de reconstruire la société sur de nouvelles bases, conformes à la nature humaine. Le Contrat social proposait un modèle : une démocratie où la “volonté générale” guiderait les décisions, où chaque citoyen serait à la fois souverain et sujet.

Rousseau croyait aussi à l’éducation, mais une éducation différente de celle de Voltaire. Dans l’Émile, il proposait une pédagogie “naturelle” : laisser l’enfant se développer selon son propre rythme, au contact de la nature, loin des livres et des contraintes artificielles. L’éducation devait former des hommes, pas des savants.

Sa philosophie était sentimentale autant qu’intellectuelle. La raison seule ne suffisait pas - il fallait écouter le cœur, la conscience, le sentiment intérieur. “Conscience ! Conscience ! Instinct divin, immortelle et céleste voix…” Rousseau faisait confiance à l’intuition morale plus qu’aux raisonnements abstraits.

Leur Querelle : Une Haine Réciproque

Les Origines du Conflit

Au début, ils s’admiraient. Voltaire loua le premier Discours de Rousseau, même s’il n’était pas d’accord. Rousseau admira les tragédies de Voltaire. Ils correspondaient poliment.

Mais les tensions apparurent vite. Voltaire moquait la thèse de Rousseau sur la corruption par la civilisation. Rousseau critiquait le mode de vie luxueux de Voltaire. Leurs tempéraments étaient incompatibles : l’un était un aristocrate de l’esprit, l’autre un plébéien du sentiment.

La rupture fut consommée après le tremblement de terre de Lisbonne (1755). Voltaire écrivit un poème désespéré sur le mal et l’injustice du monde. Rousseau lui répondit : le malheur des Lisboètes venait de leur choix de vivre entassés dans une grande ville, loin de la nature. Voltaire fut outré.

Puis vinrent les affaires de Genève. Voltaire s’était installé près de la ville et y montait des pièces de théâtre - ce qui était interdit par les autorités calvinistes. Il milita pour lever cette interdiction. Rousseau, dans sa Lettre sur les spectacles, défendit l’interdiction : le théâtre corrompait les mœurs. Voltaire y vit une trahison personnelle.

L’Escalade

À partir de là, la guerre fut totale. Voltaire attaqua Rousseau dans des pamphlets anonymes, moquant sa pauvreté, ses incohérences, sa paranoïa. Il révéla que Rousseau avait abandonné ses cinq enfants à l’Assistance publique - un secret que Rousseau gardait jalousement.

Rousseau riposte dans les Confessions, un autoportrait impitoyable qui règle aussi ses comptes avec ses ennemis. Il y décrit Voltaire comme un homme “dont les talents ne servent qu’à nuire”, un hypocrite qui prêchait la vertu tout en vivant dans le luxe.

Les deux camps s’affrontèrent. Les “philosophes” soutenaient Voltaire. Les romantiques naissants préféraient Rousseau. L’Europe des Lumières se divisa entre raison et sentiment, progrès et nature, civilisation et authenticité.

La querelle dura jusqu’à leur mort, la même année : 1778. Ils ne se réconcilièrent jamais.

Leurs Héritages : Deux Modernités

Voltaire : Le Libéralisme

L’héritage de Voltaire est le libéralisme politique. La séparation de l’Église et de l’État, la liberté d’expression, la tolérance religieuse, les droits individuels - tout cela vient des combats voltairiens.

Son combat contre l’intolérance reste d’une actualité brûlante. Chaque fois qu’un fanatique tue au nom de sa foi, chaque fois qu’un gouvernement censure la presse, chaque fois qu’un individu est persécuté pour ses opinions, on pense à Voltaire. “Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire” - cette phrase (qu’il n’a probablement jamais prononcée, mais qui résume sa pensée) est devenue le credo du libéralisme.

Voltaire a aussi légué un style : l’ironie, le sarcasme, le bon mot qui tue. Son esprit continue d’inspirer les satiristes, les polémistes, tous ceux qui utilisent le rire comme arme contre l’obscurantisme.

Mais Voltaire a aussi ses limites. Il était élitiste, méprisant envers le peuple. Il ne croyait pas vraiment à la démocratie - il préférait le “despotisme éclairé” de Catherine de Russie ou Frédéric de Prusse. Et son antisémitisme (courant à l’époque, mais virulent chez lui) reste une tache sur son héritage.

Rousseau : La Démocratie et le Romantisme

L’héritage de Rousseau est double : politique et culturel.

Politiquement, Rousseau est le père de la démocratie moderne. Le Contrat social a inspiré les révolutionnaires de 1789, la Déclaration des droits de l’homme, les constitutions républicaines. L’idée que la souveraineté appartient au peuple, que le gouvernement tire sa légitimité du consentement des gouvernés, que la volonté générale doit prévaloir - tout cela vient de Rousseau.

Mais cette influence est ambiguë. Robespierre se réclamait de Rousseau quand il envoyait les “ennemis du peuple” à la guillotine. La “volonté générale” peut devenir une tyrannie de la majorité. Les critiques de Rousseau voient en lui l’ancêtre des totalitarismes modernes - une accusation exagérée, mais pas sans fondement.

Culturellement, Rousseau est le père du romantisme. Son culte de la nature, sa valorisation du sentiment, son attention à l’enfance, son exploration de l’intériorité - tout cela annonce le XIXe siècle. Les Confessions inventent l’autobiographie moderne. La Nouvelle Héloïse lance le roman sentimental. L’Émile révolutionne la pédagogie.

Rousseau a aussi inventé une posture : celle de l’intellectuel marginal, incompris, persécuté, mais porteur d’une vérité que la société refuse d’entendre. Cette figure du “génie maudit” traverse tout le romantisme et continue d’influencer notre imaginaire.

Ce Qu’ils Nous Apprennent Aujourd’hui

Un Débat Toujours Vivant

La querelle Voltaire-Rousseau n’est pas terminée. Elle continue sous d’autres formes, avec d’autres mots.

Êtes-vous voltairien ou rousseauiste ? Croyez-vous au progrès ou pensez-vous que nous avons perdu quelque chose en route ? Faites-vous confiance à la raison ou au sentiment ? Préférez-vous la liberté individuelle ou l’égalité collective ? Ces questions divisent toujours nos sociétés.

Les libéraux sont les héritiers de Voltaire : ils croient au marché, à la liberté individuelle, au progrès par l’innovation. Les écologistes sont souvent rousseauistes : ils critiquent la civilisation industrielle, prônent un retour à des modes de vie plus “naturels”, valorisent la communauté contre l’individualisme.

Même le débat sur les réseaux sociaux a des accents voltairiens et rousseauistes. Les partisans de la liberté d’expression totale invoquent Voltaire. Ceux qui veulent réguler les discours de haine invoquent la “volonté générale” de Rousseau.

Deux Vérités Complémentaires ?

Peut-être que Voltaire et Rousseau avaient tous les deux raison - et tous les deux tort.

Voltaire avait raison de croire au progrès. Nous vivons plus longtemps, en meilleure santé, avec plus de libertés que nos ancêtres. Les Lumières ont apporté la médecine moderne, les droits de l’homme, l’abolition de l’esclavage.

Mais Rousseau avait raison de nous mettre en garde. Le progrès a aussi créé la pollution, les armes de destruction massive, l’aliénation du travail moderne. Nous avons gagné en confort, mais avons-nous gagné en bonheur ?

Voltaire avait raison de défendre la raison contre le fanatisme. Mais Rousseau avait raison de rappeler que l’homme n’est pas seulement raison - qu’il est aussi émotion, intuition, conscience.

Peut-être avons-nous besoin des deux : de la clarté voltairienne pour combattre l’obscurantisme, et de la sensibilité rousseauiste pour ne pas oublier notre humanité.

Conclusion : Deux Lumières, Une Humanité

Voltaire et Rousseau se sont détestés, mais ils ont combattu le même combat : celui de la liberté humaine contre les tyrannies de leur temps. Ils ont utilisé des armes différentes - l’un la raison, l’autre le sentiment - mais ils visaient le même ennemi : l’oppression de l’homme par l’homme.

Leur querelle était aussi une conversation. En s’affrontant, ils se sont forcés mutuellement à préciser leurs pensées, à répondre aux objections, à aller plus loin. La philosophie des Lumières est née de ce dialogue contradictoire autant que de leurs œuvres individuelles.

Aujourd’hui, nous avons besoin des deux voix. Nous avons besoin de Voltaire pour nous rappeler que la raison est notre meilleur outil contre l’ignorance et le fanatisme. Nous avons besoin de Rousseau pour nous rappeler que le progrès n’est pas une fin en soi, qu’il doit servir l’épanouissement humain.

Ils sont morts la même année, 1778, à quelques semaines d’intervalle. Onze ans plus tard, la Révolution française éclata - une révolution qui se réclamait des deux. Les révolutionnaires citaient Voltaire contre l’Église, Rousseau contre la monarchie. Le monde moderne naissait de leur double héritage.

Ce double héritage est toujours le nôtre. Chaque fois que nous débattons de liberté et d’égalité, de raison et d’émotion, de progrès et de nature, nous continuons la conversation que Voltaire et Rousseau ont commencée il y a plus de deux siècles. Ils nous ont appris à penser - et à ne jamais cesser de nous interroger.