Charlemagne vs Napoléon : Bâtisseurs d'Empires Européens
comparative

Charlemagne vs Napoléon : Bâtisseurs d'Empires Européens

Par Historic Figures
16 min de lecture

Mille ans séparent ces deux empereurs qui ont rêvé d'unifier l'Europe. Découvrez comment Charlemagne et Napoléon ont construit leurs empires, pourquoi ils ont échoué à les pérenniser, et ce que leur héritage nous dit sur l'idée européenne.

Charlemagne vs Napoléon : Bâtisseurs d’Empires Européens

Il y a des rêves qui traversent les siècles. Le rêve d’une Europe unie, d’un empire qui s’étendrait de l’Atlantique à la Vistule, des mers du Nord à la Méditerranée. Deux hommes, séparés par mille ans d’histoire, ont tenté de réaliser ce rêve : Charlemagne (742-814) et Napoléon Bonaparte (1769-1821).

L’un était un roi franc du Moyen Âge, couronné empereur par le pape dans une basilique romaine. L’autre était un général corse de la Révolution, qui s’est couronné lui-même dans la cathédrale Notre-Dame. Tous deux ont conquis l’Europe, tous deux ont rêvé de la transformer, tous deux ont vu leur empire s’effondrer.

Mais leur héritage perdure. Quand les pères fondateurs de l’Union européenne cherchaient des modèles, ils pensaient à Charlemagne. Quand les juristes du monde entier étudient le droit civil, ils étudient le Code Napoléon. Ces deux hommes ont façonné l’Europe que nous connaissons aujourd’hui.

Deux Chemins vers le Pouvoir

Charlemagne : L’Héritier des Francs

Charles - car c’est son vrai nom, “Charlemagne” signifiant “Charles le Grand” - naquit vers 742, probablement à Aix-la-Chapelle. Il était le fils de Pépin le Bref, le premier roi carolingien, et le petit-fils de Charles Martel, le héros qui avait arrêté l’expansion arabe à Poitiers en 732.

À cette époque, être roi ne signifiait pas grand-chose. Les rois mérovingiens qui avaient précédé les Carolingiens étaient des “rois fainéants”, des figures décoratives tandis que les maires du palais gouvernaient vraiment. Pépin avait changé cela : avec la bénédiction du pape, il avait pris la couronne pour lui-même.

Charles hérita du royaume à la mort de son père en 768, mais il dut le partager avec son frère Carloman. Heureusement pour lui, Carloman mourut en 771, et Charles put réunir tout le royaume franc sous son autorité. Il avait 29 ans et un appétit de conquête insatiable.

Ce qui frappe chez le jeune Charlemagne, c’est son énergie physique. C’était un géant pour son époque - les analyses de ses ossements suggèrent qu’il mesurait environ 1m90. Il chassait, nageait, montait à cheval. Il menait ses armées lui-même, campagne après campagne, année après année. Pendant les 46 ans de son règne, il ne passa presque aucune année sans faire la guerre.

Napoléon : Le Petit Caporal Corse

Napoleone Buonaparte naquit en 1769 à Ajaccio, en Corse, un an après que l’île soit passée de Gênes à la France. Il était le deuxième fils d’une famille de petite noblesse italienne. Son père, Carlo, avait combattu pour l’indépendance corse avant de se rallier à la France.

À 9 ans, le jeune Napoleone fut envoyé en France pour étudier. Il ne parlait presque pas français - le corse était sa langue maternelle. À l’école militaire de Brienne, il était moqué pour son accent, son nom étrange, sa pauvreté. Il se réfugia dans les livres, dévorant les récits de César, d’Alexandre, d’Hannibal.

Il sortit de l’École militaire de Paris en 1785, officier d’artillerie à 16 ans. Sa carrière aurait pu rester modeste sans la Révolution. Mais la Révolution renversa l’ordre ancien, ouvrit les carrières aux talents. Napoléon saisit chaque opportunité.

Le siège de Toulon en 1793 le fit remarquer. La campagne d’Italie en 1796-1797 le rendit célèbre. Le coup d’État du 18 Brumaire en 1799 le fit Premier Consul. Le sacre de 1804 le fit Empereur. En dix ans, un obscur lieutenant corse était devenu le maître de la France, puis de l’Europe.

La Construction des Empires

Charlemagne : L’Épée et la Croix

Charlemagne conquit son empire par la guerre, mais il le justifia par la religion. Chaque conquête était présentée comme une extension de la chrétienté, une mission divine.

Ses guerres furent nombreuses et brutales. Contre les Lombards d’Italie (773-774), qu’il vainquit et dont il prit la couronne. Contre les Saxons de Germanie (772-804), qu’il soumit après 32 ans de guerre et de massacres - la “Verden sanglante” de 782, où il fit décapiter 4 500 prisonniers saxons, reste une tache sur son règne. Contre les Avars de Pannonie (791-796), dont il pilla les trésors accumulés pendant des siècles. Contre les Musulmans d’Espagne (778), où il essuya une défaite à Roncevaux - immortalisée, deux siècles plus tard, dans la Chanson de Roland.

Mais Charlemagne n’était pas qu’un conquérant. Il était aussi un administrateur. Il divisa son empire en comtés, dirigés par des comtes nommés par lui. Il envoyait des “missi dominici” (envoyés du maître) pour surveiller les comtes et rendre la justice. Il standardisa les poids et mesures, réforma la monnaie, encouragea le commerce.

Et surtout, il fut un promoteur de la culture. La “Renaissance carolingienne” vit la création d’écoles dans les monastères, la copie de manuscrits anciens, le développement d’une écriture standardisée (la minuscule caroline). Sans Charlemagne, nous aurions perdu une grande partie de la littérature latine antique.

Le 25 décembre 800, Charlemagne fut couronné “Empereur des Romains” par le pape Léon III à Rome. C’était une révolution : pour la première fois depuis 476, il y avait un empereur en Occident. Charlemagne prétendait restaurer l’Empire romain - en réalité, il créait quelque chose de nouveau.

Napoléon : La Guerre Totale et les Réformes

Napoléon conquit son empire par la guerre, mais une guerre d’un type nouveau. Les armées de la Révolution avaient inventé la conscription de masse, la mobilisation nationale. Napoléon perfectionna ce système et y ajouta son génie tactique.

Ses campagnes sont légendaires. Austerlitz (1805), le “soleil d’Austerlitz”, sa plus belle victoire. Iéna (1806), où il écrasa la Prusse en deux semaines. Wagram (1809), où il vainquit l’Autriche une fois de plus. Ses ennemis - l’Autriche, la Prusse, la Russie, l’Angleterre - formaient coalition après coalition, et il les battait toutes.

À son apogée en 1811, l’Empire napoléonien s’étendait de l’Espagne à la Pologne, de la Hollande à l’Italie. Plus de 44 millions de personnes vivaient sous son autorité directe, et des royaumes “alliés” - gouvernés par ses frères - en ajoutaient des millions d’autres.

Mais Napoléon, comme Charlemagne, n’était pas qu’un conquérant. Il fut peut-être le plus grand réformateur de l’histoire européenne. Le Code civil (1804), qui unifia le droit français et servit de modèle au monde entier. Le Concordat (1801), qui mit fin au conflit avec l’Église. La Légion d’honneur, le système éducatif (lycées, Université impériale), la Banque de France, le cadastre, le système métrique…

Ces réformes ont survécu à l’Empire. Le Code civil est toujours en vigueur en France et dans de nombreux pays. Le système éducatif français garde la structure napoléonienne. L’administration française reste marquée par ses créations. Napoléon disait : “Ma vraie gloire n’est pas d’avoir gagné quarante batailles ; Waterloo effacera le souvenir de tant de victoires. Ce que rien n’effacera, ce que vivra éternellement, c’est mon Code civil.”

Leurs Styles de Gouvernement

Charlemagne : Le Roi Paternel

Charlemagne gouvernait de façon personnelle, presque familiale. Il voyageait constamment à travers son empire, tenant des assemblées, rendant la justice, inspectant ses domaines. Il n’y avait pas de capitale fixe - la cour suivait le roi.

Aix-la-Chapelle devint son lieu de résidence préféré vers la fin de son règne. Il y fit construire une chapelle palatine inspirée de Ravenne, symbole de ses ambitions impériales. Mais même là, il restait accessible. Éginhard, son biographe, nous le décrit recevant des visiteurs pendant son bain, discutant avec ses conseillers tout en se faisant habiller.

Son gouvernement reposait sur des relations personnelles. Les comtes étaient ses hommes, liés à lui par des serments. Les missi dominici étaient ses yeux et ses oreilles. Les évêques et les abbés étaient ses alliés dans la gestion des âmes et des territoires. Tout passait par lui.

Cette centralisation avait ses limites. L’Empire dépendait de la personnalité du souverain. Sans Charlemagne pour le tenir ensemble, il risquait de se fragmenter - ce qui arriva effectivement sous ses successeurs.

Napoléon : L’État Rationnel

Napoléon gouvernait de façon moderne, bureaucratique, rationnelle. Il créa une administration centralisée, hiérarchique, efficace. Préfets, sous-préfets, maires - une chaîne de commandement claire du sommet à la base.

Il travaillait énormément, parfois 18 heures par jour. Il dictait des centaines de lettres, supervisait les moindres détails, exigeait des rapports constants. “Le travail est mon élément”, disait-il. Son Conseil d’État, où il présidait lui-même les discussions sur le Code civil, témoigne de son implication personnelle.

Mais contrairement à Charlemagne, Napoléon construisit un système qui pouvait fonctionner sans lui. Les institutions qu’il créa avaient leur propre logique, leurs propres procédures. L’administration napoléonienne a survécu à Napoléon, à la Restauration, aux révolutions du XIXe siècle. Elle existe encore aujourd’hui.

Cette modernité avait un prix : la froideur bureaucratique, l’uniformité imposée, l’écrasement des particularismes locaux. Napoléon voulait des citoyens égaux devant la loi, pas des sujets avec des privilèges différents. C’était progressiste, mais aussi autoritaire.

Leurs Chutes : L’Hubris et ses Conséquences

Charlemagne : La Mort Paisible, l’Empire Divisé

Charlemagne eut la chance de mourir dans son lit. Le 28 janvier 814, il s’éteignit à Aix-la-Chapelle, à 72 ans, après avoir régné 46 ans. Une longévité exceptionnelle pour l’époque.

Mais il savait que son empire était fragile. La tradition franque voulait que le royaume soit divisé entre les fils. Charlemagne avait trois fils légitimes ; deux moururent avant lui. Seul Louis, dit “le Pieux”, hérita de l’empire entier.

Louis ne fut pas à la hauteur. Ses propres fils se rebellèrent contre lui, puis se battirent entre eux. En 843, le traité de Verdun divisa l’empire en trois : la Francia occidentalis (future France), la Francia orientalis (futur Saint-Empire), et un royaume intermédiaire (la Lotharingie) qui disparut rapidement. L’empire de Charlemagne n’avait pas survécu une génération à son fondateur.

Ce qu’il laissa, pourtant, fut considérable : l’idée d’un empire chrétien d’Occident, l’héritage culturel de la Renaissance carolingienne, le modèle d’un roi qui était aussi un législateur et un protecteur des arts. Le Saint-Empire romain germanique, qui dura jusqu’en 1806, se réclamait de son héritage.

Napoléon : L’Orgueil Puni

Napoléon fut vaincu par son propre orgueil. Après dix ans de victoires, il se crut invincible. Deux erreurs fatales le perdirent.

D’abord, l’Espagne. En 1808, il déposa les Bourbons d’Espagne et plaça son frère Joseph sur le trône. Mais le peuple espagnol se révolta. La guérilla espagnole (le mot vient de là) saigna l’armée française pendant six ans. Wellington, depuis le Portugal, progressa lentement vers la France. L’Espagne fut “l’ulcère” qui épuisa l’Empire.

Ensuite, la Russie. En 1812, Napoléon envahit la Russie avec la Grande Armée - près de 700 000 hommes, la plus grande armée jamais rassemblée en Europe. Les Russes reculèrent, brûlèrent leurs propres villes, refusèrent la bataille décisive. Napoléon prit Moscou, mais Moscou était vide, incendiée. Il dut se retirer.

La retraite de Russie fut un cauchemar. Le froid, la faim, les cosaques. Sur 700 000 hommes, peut-être 100 000 revinrent. La Grande Armée n’existait plus.

Après cela, tout s’effondra. Leipzig en 1813 (la “bataille des Nations”), l’invasion de la France en 1814, la première abdication, l’exil à l’île d’Elbe. Les Cent-Jours en 1815, Waterloo, la seconde abdication, Sainte-Hélène. Napoléon mourut en 1821, prisonnier sur un rocher au milieu de l’Atlantique. Il avait 51 ans.

Ce Qu’ils Nous Apprennent

Le Rêve Européen

Charlemagne et Napoléon ont échoué à créer un empire européen durable. Mais leur échec même nous enseigne quelque chose.

Ils ont montré qu’on ne peut pas unifier l’Europe par la force. Les peuples européens sont trop divers, trop attachés à leurs particularités. Chaque conquête crée des résistances, chaque occupation engendre des ressentiments. L’empire de Charlemagne se fragmenta dès sa mort ; l’empire de Napoléon s’effondra face aux nationalismes qu’il avait lui-même éveillés.

Mais ils ont aussi montré que l’idée d’une Europe unie est possible. Que les Européens peuvent partager des institutions, des lois, une culture. Le Code Napoléon s’est répandu bien au-delà des frontières de l’Empire. La Renaissance carolingienne a créé un fonds culturel commun.

L’Union européenne d’aujourd’hui tente de réaliser ce rêve par d’autres moyens : la coopération plutôt que la conquête, le droit plutôt que la force. Le prix Charlemagne, décerné chaque année à Aix-la-Chapelle, récompense ceux qui œuvrent pour l’unité européenne. Le nom n’est pas un hasard.

Le Génie et ses Limites

Ces deux hommes étaient des génies, chacun à sa manière. Charlemagne avait le génie de l’organisation et de la vision à long terme. Napoléon avait le génie militaire et administratif. Tous deux ont transformé l’Europe.

Mais le génie a ses limites. Il peut conquérir, il ne peut pas toujours conserver. Il peut créer, il ne peut pas toujours transmettre. Charlemagne n’a pas réussi à former des successeurs capables. Napoléon n’a pas su s’arrêter quand il le fallait.

La leçon, peut-être, est que les grandes entreprises humaines ne peuvent pas reposer sur un seul homme. Elles doivent être portées par des institutions, des cultures, des peuples. Charlemagne et Napoléon ont créé des empires personnels ; ils n’ont pas créé de nations.

L’Héritage Durable

Et pourtant, leur héritage est réel. Pas l’empire - l’empire s’est effondré. Mais les idées, les institutions, les transformations.

De Charlemagne, nous avons hérité l’idée d’une civilisation européenne chrétienne, l’importance de l’éducation et de la culture, le modèle du souverain législateur. Le Saint-Empire a duré mille ans. L’Église et l’État ont continué à danser ensemble pendant des siècles.

De Napoléon, nous avons hérité le Code civil, l’administration moderne, l’idée d’égalité devant la loi. Ces créations sont toujours vivantes. Chaque fois qu’un Français paie ses impôts ou fait un contrat, il utilise des institutions napoléoniennes.

Conclusion : Deux Empereurs, Une Même Question

Charlemagne et Napoléon posent la même question : peut-on unifier l’Europe ? Peut-on créer un espace commun où les peuples européens vivraient sous les mêmes lois, partageraient les mêmes institutions, construiraient une civilisation commune ?

Leurs réponses furent similaires : oui, par la conquête. Et leurs échecs furent similaires : l’empire ne survécut pas à son créateur.

Mais la question demeure. Aujourd’hui, l’Union européenne tente d’y répondre différemment. Non par la guerre, mais par la négociation. Non par l’imposition, mais par le consentement. Non par un empereur, mais par des institutions démocratiques.

Cette tentative réussira-t-elle là où Charlemagne et Napoléon ont échoué ? L’histoire ne le dira que dans quelques siècles. Mais une chose est sûre : le rêve européen, ce rêve que ces deux empereurs ont poursuivi chacun à sa manière, n’est pas mort. Il continue de nous hanter, de nous inspirer, de nous diviser.

Charlemagne et Napoléon sont morts depuis longtemps. Mais leur question reste la nôtre : qu’est-ce que l’Europe, et que voulons-nous en faire ?